XIV

 

Le lac de Constance. Die Bodensee.

Géographiquement parlant, il ne s’agissait guère que d’un élargissement du fleuve. Pourtant, dans les brumes matinales, sous les rayons du soleil levant qui traversaient les rideaux de vapeur argentée, on eût pu le prendre pour un océan placide, lisse comme la soie. La rive nord, tout juste visible, n’était qu’une masse rocheuse suspendue dans les airs, couverte d’une forêt muette d’arbres-mosquées, de pins-sauges et de bouquets d’un grand végétal à l’écorce blanche, aux feuilles épaisses, pour lequel Tom Compton lui-même n’avait pas de nom. Des faucons-mites passaient au-dessus des eaux scintillantes en vols tournoyants.

« Une place forte romaine se dressait là, il y a plus de mille ans », déclara Avery Keck. Il avait pris la place de Gillvany dans la Perspicacity, dont le petit moteur rugissait sur un rythme syncopé. « Au Moyen Âge, c’était devenu une des villes européennes les plus puissantes. Une cité lombarde, sur la route du commerce reliant l’Allemagne à l’Italie. Mais elle pourrait aussi bien ne jamais avoir existé. Il n’y a que de l’eau et des rochers. »

Guilford se demanda tout haut ce qu’il était advenu des Européens disparus. Étaient-ils tout simplement morts ? Ou avaient-ils été emportés sur une Terre-reflet, où l’Europe demeurait intacte alors que le reste du monde était devenu d’une étrange virginité ?

Keck, un homme décharné d’une quarantaine d’années, à l’allure de croque-mort provincial, lui jeta un regard attristé.

« Dans ce cas, ils ont leurs terres vierges à explorer, à défricher et pour lesquelles se faire la guerre. Tout comme nous. Les malheureux. »

 

Campement au lac de Constance. Diggs près de son feu. Sullivan, Betts & Hemphill sous leurs tentes. Vert gazon, avec une petite plante rampante feuillue qui ressemble à du trèfle turquoise. Nuages d’altitude, vent frais par bourrasques.

Post-scriptum. Mais peut-être devrais-je arrêter de me leurrer et reconnaître que ces notes sont en fait des lettres que je te destine, Caroline. J’espère que tu les liras bientôt.

Voyage en gros sans incident, depuis la mort tragique de Gillvany qui plane sur nous telle une nuée. Finch, surtout, est devenu morose & peu communicatif. Sans doute se fait-il des reproches. Il passe son temps à griffonner dans son calepin sans presque ouvrir la bouche.

Nous avons dressé le camp dans les prés dont nous a parlé Erasmus. Vu des troupeaux de serpents à fourrure sauvages en abondance, se déplaçant comme les ombres des nuages par une journée ensoleillée. Tom Compton, en homme de ressources, a traqué et abattu une des bêtes, si bien que nous avons eu au dîner de la viande de serpent – des steaks gras au goût de gibier à plume, que nous avons beaucoup appréciés après les rations en conserve. Les bateaux se trouvent en sécurité, en haut d’une plage, sous des bâches et un surplomb de granite moussu. Il faudrait vraiment les chercher avec la plus grande attention pour les trouver. Mais qui pourrait bien se donner cette peine dans ces contrées sauvages ?

Nous attendons l’arrivée d’Erasmus avec notre équipement et nos bêtes de somme. Tom Compton dit et répète que nous aurions pu en avoir gratuitement autant que nous en voulons – nous en sommes littéralement entourés – mais celles d’Erasmus, dressées à porter selle et sacoches, nous ont déjà évité de transporter en bateau toutes nos affaires.

En admettant qu’Erasmus arrive, comme promis.

Nous nous connaissons tous très bien, à présent – y compris toutes nos qualités & nos manies, qui sont légion. J’ai même eu plusieurs conversations intéressantes avec Tom Compton, lequel me montre davantage de respect depuis le quasi-naufrage de la Perspicacity. Je suis toujours pour lui l’Oriental policé qui gagne mollement sa vie grâce à sa boîte à images (selon sa propre expression), mais j’ai fait preuve d’assez d’initiative pour l’impressionner.

La rudesse de son existence justifie sans doute son scepticisme. Métis miséreux originaire de San Francisco, il descend, comme il le dit lui-même, d’esclaves, d’Indiens et de chercheurs d’or ratés. Il a appris à lire par ses propres moyens, ce qui lui a permis d’entrer dans la marine marchande puis, au bout du compte, d’arriver en Darwinie, contrée fruste où ses talents et ses manières frustes sont les bienvenus.

Tu le qualifierais de fruste, Caroline, en quoi tu aurais raison, mais il est fondamentalement bon & fort utile en temps de crise. Je suis heureux de sa compagnie.

Nous attendons Erasmus depuis une semaine déjà et sommes décidés à l’attendre encore au moins aussi longtemps. Heureusement, je dispose de l’exemplaire d’Argosy que j’ai échangé contre l’ouvrage de géologie de Finch. Il contient un épisode du Royaume perdu de Darwinie, d’E.R. Burroughs, une de ses œuvres consacrées à son « ancien arrière-pays » imaginaire peuplé de dinosaures, de nobles sauvages, et d’une colonie de méchants junkers régnant sur les précédents. Il faut y secourir une princesse. Je sais que tu n’éprouves que mépris pour ce type de fiction, Caroline, et je reconnais que même la Darwinie inexplorée de Burroughs paraît bien fade comparée à ce que procure un contact intime avec sa réalité : ses collines trop matérielles et ses fraîches forêts ombreuses. Mais ce magazine m’offre une délicieuse distraction, que les autres membres de l’expédition m’envient fort car je ne le partage qu’avec parcimonie.

Je m’aperçois que je me languis de la civilisation – des grands immeubles, des kiosques à journaux, etc.

 

Erasmus arriva avec les bêtes et accepta, en guise de paiement, un chèque tiré sur une banque de Jeffersonville. Il passa une soirée au campement, au cours de laquelle il exprima ses regrets, sinon sa surprise, quant à la mort de Gillvany.

Toutefois, son apparition pâtit de la découverte d’Avery Keck. Ce dernier était parti avec Tom Compton à la chasse au serpent à fourrure, afin d’examiner non seulement la géographie locale mais aussi la manière dont le broussard pistait sa proie. Non qu’il fallût réellement pister les serpents, comme Keck l’expliqua ensuite devant le feu. Les deux hommes s’étaient contentés de séparer l’un d’eux du troupeau puis de l’abattre, d’un seul coup du fusil de Tom Compton. Le plus difficile avait été de traîner le cadavre jusqu’au camp.

Plus intéressant, ils étaient tombés sur un nid et ses déchets.

Les insectes, des carnivores invertébrés décapodes, cousins éloignés des ensouchés que Guilford avait vus dans les faubourgs de Londres, creusaient leurs galeries en terrain marécageux, dans un sol friable. Tout serpent à fourrure ou autre animal s’aventurant sur leur territoire, soumis aux multiples piqûres des éléments venimeux de la colonie, était ensuite submergé par cette dernière avant d’être dépouillé de sa chair. Ses os nettoyés étaient alors transportés avec soin jusqu’à la frontière du territoire des insectes – les fameux déchets.

« Plus une colonie est ancienne, plus elle a accumulé de déchets, expliqua Keck. Dans les basses terres rhénanes, j’ai vu un nid qui ressemblait à un rond de sorcières de près de cent mètres de diamètre. Celui que nous avons trouvé aujourd’hui est de taille moyenne, si j’en crois ma propre expérience. Un cercle parfait d’ossements immaculés mais piquetés. Essentiellement ceux de serpents à fourrure malchanceux, mais… » Il ouvrit le paquet de toile cirée rapporté au camp. « … il y avait aussi cela. »

Apparut un long crâne en dôme, aux dents aiguisées, aussi blanc que de l’ivoire poli bien que d’un rouge luisant dans la clarté du feu.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Diggs, s’attirant un regard sévère de Finch.

Guilford se tourna vers Sullivan, lequel hocha la tête.

« Oui, c’est le même que celui que nous avons vu à Londres. » Le botaniste décrivit brièvement aux autres le musée des Horreurs. « Voilà qui est fort intéressant. Je pense qu’il s’agit d’un grand prédateur. Il a sans doute eu un habitat très étendu, du moins à une certaine époque.

— À une certaine époque ? répéta Finch, ironique. En 1913 ou en 1915 ?

— À votre avis, de quand date ce spécimen, Mr. Keck ? reprit Sullivan, sans paraître avoir entendu.

— Je ne saurais le dire. Il n’est visiblement ni fossilisé ni abîmé par les intempéries, donc… assez récent.

— Ce qui signifie que nous risquons de tomber sur une de ces bestioles en chair et en os, intervint Ed Betts. N’oubliez pas de charger vos pistolets. »

Malgré sa vaste expérience de l’arrière-pays sauvage, Tom Compton n’avait jamais vu une de ces créatures en vie, et il en allait de même d’Erasmus – « mais il y a bel et bien eu des disparitions ».

« Ça fait penser à un ours, déclara Diggs. À un grizzly de Californie, si c’est le crâne d’un adulte. Les ordures et ce genre de choses risquent de l’attirer. Nous devrions tenir le campement un peu plus en ordre, à partir de maintenant.

— Peut-être ces animaux fuient-ils l’homme, observa Sullivan. Peut-être ont-ils peur de nous.

— C’est possible, admit Tom Compton, mais avec des mâchoires pareilles ils pourraient avaler une jambe jusqu’au genou et sans doute la trancher à l’articulation. S’ils ont peur de nous, la réciproque devrait être vraie.

— Nous doublerons la garde, la nuit », décida Finch.

Même l’Éden cachait un serpent, se dit Guilford.

 

Au matin, ils se mirent en route dans les prés doucement vallonnés, en direction des montagnes qui se dressaient plus au sud. Les serpents à fourrure pouvaient servir de montures – porter une charge humaine ne les dérangeait pas, et ils répondaient aux directives transmises par une bride grossière – mais ils étaient tout simplement trop gros pour être confortables (sans parler de leur poil gras ni de leur mauvaise odeur). Il restait en outre à inventer le harnachement adapté. Guilford préféra aller à pied, même après le deuxième jour, lorsque la marche lui parut infiniment plus fatigante, que ses mollets, ses chevilles et ses cuisses protestèrent avec le plus d’ensemble.

Les collines herbues s’élevaient régulièrement. Il devenait plus difficile de trouver de l’eau potable, bien que les serpents fussent capables de flairer un ruisseau ou un étang à plus d’un kilomètre à la ronde. Quant aux montagnes qui barraient l’horizon, et que Keck triangulait sans relâche, elles formaient de toute évidence une barrière : la fin du chemin, que Finch et compagnie découvrissent ou non une passe accessible à l’emplacement du Brenner ou du Montgenèvre disparus. Nous ferons demi-tour, songea Guilford. Nous rapporterons nos plantes séchées et nos insectes épinglés en Amérique, où nous deviendrons célèbres pour avoir entrepris de « civiliser » le continent. Quelle sottise : nous ne sommes qu’une minuscule piqûre d’épingle de connaissance sur la peau de contrées inconnues.

Il n’en était pas moins fier de ce qu’ils avaient accompli. Comme il le dit au broussard, ils foulaient un sol que nul n’avait foulé avant eux, cherchaient à percer quelques-uns au moins des secrets de la Darwinie.

« On n’a pas fait son affaire au continent, acquiesça Tom Compton, mais je pense qu’on peut dire qu’on a regardé sous ses jupes. »

Guilford avançait d’un pas lourd dans la fraîcheur de l’après-midi, près de Tom Compton, de Sullivan et des bêtes. Des nuages bas, aux bords d’un blanc aveuglant, au plancher d’un gris laineux, dérivaient dans le ciel. Les bottes laissaient de brèves empreintes dans les plantes spongieuses. Keck avait repéré un deuxième nid, au bas d’une pente, plus à l’ouest, un anneau d’ossements entourant un disque vert d’une paix trompeuse. Le jardin d’un troll, se dit Guilford, tandis qu’ils le contournaient de loin.

Tom Compton ruminait une autre pensée.

« Il y a eu des feux de camp derrière nous, les deux nuits dernières, affirma-t-il. À huit ou neuf kilomètres. Je me demande ce que ça peut bien vouloir dire.

— Des partisans ? interrogea Sullivan.

— Sans doute de simples chasseurs. Si ça se trouve, ils nous suivent depuis les chutes du Rhin – ou plutôt ils suivent Erasmus en braconnant sur son territoire. Les partisans sont surtout des frères de la côte. Ils ont fondé des colonies pirates, et ils ne s’enfoncent que rarement dans l’arrière-pays, à part pour chasser ou prospecter. Auquel cas ils ont moins tendance à pratiquer la politique du fusil.

— Je préférais quand même la solitude, déclara Sullivan.

— Moi aussi », assura le broussard.

 

Campement dans les collines, près d’un ruisseau sans nom. Le terrain monte maintenant de manière visible. Lambeaux de forêt, surtout des arbres-mosquées & une nouvelle plante, un petit buisson orné de baies jaunes non comestibles (d’après Sullivan, ce ne sont pas de véritables baies, bien que ça y ressemble). Vent frais, assez fort, chassant les massetiques, à moins qu’ils n’aiment tout simplement pas l’altitude.

Post-scriptum. En me tournant vers le nord, au dîner, j’ai eu une vue de ce qui m’a semblé la Darwinie tout entière : une tapisserie merveilleusement mélancolique d’ombre & de lumière, avec le soleil s’abaissant à l’ouest. Souvenirs du Montana – immense & désert, lui aussi, quoique moins absolument ; une contrée revêtue de vert tendre, fertile, pleine de vie malgré son étrangeté.

Je pense à toi, Caroline, à la patience dont tu fais preuve en m’attendant, à Londres, en veillant sur Lily, en supportant la mauvaise humeur de Jered ou le laconisme d’Alice. Je sais à quel point tu as détesté l’idée de mon départ, alors même que le confort de Boston était encore là pour te consoler. Je ne doute pas que le jeu en vaille la chandelle, que mes travaux soient plus demandés lorsqu'enfin nous rentrerons chez nous, que ce voyage se traduise par un avenir meilleur, plus sûr, pour mes deux petites femmes.

Mes rêves deviennent bizarres. Je me suis vu à plusieurs reprises en uniforme, m’avançant seul, perdu dans la fumée & la boue, sur un champ de bataille ravagé. C’était terriblement réel ! On aurait presque dit un souvenir, quoique bien sûr rien de tel ne me soit jamais arrivé. Quant aux histoires sur la guerre de Sécession que j’ai entendues dans ma famille, elles n’évoquaient pas d’images aussi réalistes.

La folie de l’explorateur, peut-être ? Le professeur Sullivan parle aussi de drôles de rêves, et Tom Compton lui-même reconnaît mal dormir.

Mais comment pourrais-je bien dormir alors que tu n’es pas à mon côté ? Quoi qu’il en soit, le soleil chasse les songes. De jour, la montagne seule occupe notre esprit, nous imposant un horizon de sommets d’un blanc bleuté.

 

Tom Compton montait la garde, à l’aube, lorsque les partisans attaquèrent.

Il était assis près des braises du feu de camp en compagnie d’Ed Betts, un gros homme dont le menton tombait périodiquement sur la poitrine. Betts ignorait l’art de se tenir éveillé. Tom non. Il l’avait déjà pratiqué, le plus souvent seul, à l’affût des voleurs ou des usurpateurs de concession, surtout dans la région houillère. Remettre le sommeil à plus tard requérait une certaine tournure d’esprit, un don que Betts ne possédait pas.

Les premiers coups de feu n’en retentirent pas moins sans sommation dans les bois obscurs, à l’est. Il y avait tout juste assez de lumière pour teinter le ciel d’un bleu d’encre lorsque quatre ou cinq fusils aboyèrent de concert.

« Nom de Dieu ! » s’exclama Betts, avant de tomber en avant, le cou troué, aspergeant le foyer de sang.

Le broussard se jeta dans la poussière en tirant vers la forêt, plus pour alerter ses compagnons que pour les défendre. L’ennemi restait invisible.

Les serpents à fourrure couinèrent de peur, puis une seconde volée de balles entreprit de leur ôter la vie.

 

Guilford dormait – il rêvait à nouveau de la sentinelle, son jumeau en uniforme kaki qui s’efforçait de lui communiquer un message vital mais inintelligible.

La marche de la veille avait été épuisante. Les explorateurs avaient suivi une série de lignes de crête et de ravins boisés, poussant les serpents à fourrure réfractaires sous les arches des arbres-mosquées, montant et descendant sans fin. Les bêtes, qui n’aimaient pas la forêt, exprimaient leur mécontentement par des miaulements, des éructations, des pets. Une bruine obstinée n’amoindrissait en rien la puanteur épaisse de l’air figé, y ajoutant au contraire le relent de lait caillé des fourrures mouillées.

Enfin, le terrain s’était aplani. Les hautes prairies alpines avaient fleuri sous la pluie, le faux trèfle ouvrant ses pétales blancs en étoile tels des flocons de neige estivaux. Monter les tentes par ce temps était une tâche pénible, aussi le dîner s’était-il réduit à des conserves. Une lampe avait brûlé sous la tente de Finch une fois la nuit tombée – sans doute le scientifique couchait-il ses théories sur le papier, associant les événements de la journée à la dialectique de la nouvelle Création – mais les autres s’étaient purement et simplement effondrés sans un mot dans leurs couvertures.

Le ciel se colorait vaguement de bleu à l’est lorsque retentirent les premiers coups de feu. Guilford s’éveilla aux cris et aux explosions. Le cœur battant à tout rompre, il chercha son pistolet avec des gestes maladroits. Depuis la découverte du crâne monstrueux, son arme était chargée en permanence. Toutefois, s’il savait s’en servir, il n’avait rien d’un tireur d’élite. Jamais il n’avait tué quoi que ce fût.

Il se jeta dans le chaos extérieur.

L’attaque était venue du couvert oriental, masse noire découpée sur l’aube. Keck, Sullivan, Diggs et Tom Compton avaient établi une ligne de tirailleurs derrière trois cadavres de serpents à fourrure amoncelés. De temps à autre, ils faisaient feu vers les bois, cherchant avidement des cibles. Les bêtes survivantes tiraient en hurlant sur leurs longes, dans une panique futile. L’une d’elles tomba, sous les yeux de Guilford.

Les autres explorateurs sortaient de leurs tentes en titubant, égarés, terrorisés. Ed Betts gisait, mort, la chemise rouge de sang, à côté du feu de camp. Chuck Hemphill et Ray Burke, à quatre pattes, braillaient : « À genoux ! Baissez la tête ! »

Guilford rejoignit Sullivan et compagnie en rampant sur la toile cirée en loques. Nul ne prit garde à lui avant qu’il ne se fût redressé pour lâcher un coup de pistolet vers l’obscurité de la forêt.

« On ne touche pas ce qu’on ne voit pas, dit Tom Compton en lui posant la main sur le bras. Et puis ils sont trop nombreux.

— Comment le savez-vous ?

— Aux éclairs, quand ils tirent. »

Une nouvelle volée de balles répondit à l’unique tentative du photographe, secouant avec des chocs sourds les corps des serpents à fourrure.

« Mon Dieu ! s’exclama Diggs. Qu’est-ce qu’on va faire ? »

Guilford jeta un coup d’œil aux tentes. Preston Finch venait d’en sortir, pieds et tête nus, ajustant ses lunettes aux verres en cul de bouteille et tirant un coup de pistolet en l’air.

« Courir, répondit Tom Compton.

— Les provisions, protesta Sullivan. Les spécimens, les échantillons… »

Le sifflement tout proche d’une balle l’interrompit.

« Au diable tout ça ! trancha Diggs.

— Faites signe aux autres, reprit Tom Compton. Et suivez-moi. »

 

Quoique les partisans – si c’en étaient bien – eussent encerclé le campement, ils étaient moins nombreux et plus faciles à atteindre sur la pente ouest dégagée de la colline. Guilford compta deux cadavres ennemis au moins, mais Chuck Hemphill et Emil Swensen furent tués et Sullivan blessé, un point rouge sur le gras du bras. Ils suivirent tous Tom Compton dans la brume du ravin, où le soleil ne pénétrait pas encore. La progression était lente, terrible, les explorateurs ne conservant un semblant d’ordre que grâce aux ordres que leur lançait le broussard. Guilford avait l’impression de ne pas aspirer assez profondément pour couvrir les besoins de son corps ; l’air lui brûlait les poumons. Pénombre et brouillard ne fournissaient qu’une couverture imparfaite, tandis qu’il entendait, ou croyait entendre, l’ennemi quelques pas à peine derrière lui. Où s’enfuir, de toute façon ? Un ruisseau glacé coupait la vallée ; la colline au-delà était aussi escarpée que rocailleuse.

« Par ici », insistait Tom.

Ils suivaient le cours d’eau vers le sud. Le terrain devint bientôt marécageux, dangereux. Le photographe distinguait Keck, devant lui, dans les vapeurs bouillonnantes, mais rien de plus. Continue, s’ordonna-t-il.

Puis Keck s’arrêta net, le regard fixé à ses pieds.

« Que Dieu ait pitié de nous », murmura-t-il.

Le terrain avait encore changé. Guilford se rapprocha de son compagnon. Quelque chose craqua sous ses bottes.

Des brindilles. Par centaines.

Non : des os.

Les déchets d’un nid.

« Vous nous avez amenés ici exprès ! cria Keck au broussard, qui ouvrait la marche.

— Fermez-la. » Tom Compton n’était qu’une ombre épaisse. Quelqu’un, peut-être Sullivan, avançait à son côté. « Ne faites pas de bruit. Posez les pieds aux mêmes endroits que moi. Suivez-vous tous en file indienne. »

Diggs, qui arrivait derrière Guilford, le poussa en avant.

« Ils sont toujours là. Bougez-vous, nom de Dieu ! »

Peu importait ce qui les attendait. Diggs avait raison, il fallait suivre Keck, suivre Tom Compton. Une balle jaillit, hurlante, de la brume.

Les ossements craquaient sous les pas. Sans doute le broussard longeait-il l’anneau de débris, contournant le nid, à un cheveu du néant.

Keck avait rapporté un insecte de ce genre au campement, quelques jours plus tôt. Une bestiole à peu près grosse comme le pouce, aux dix longues pattes puissantes et aux mandibules évoquant l’acier des outils de chirurgie. Mieux valait ne pas y penser.

Diggs glissa sur un crâne qu’il n’avait pas vu, laissa échapper un cri, tomba malgré ses contorsions vers le sol meuble du nid. Guilford, le rattrapant par le bras, le tira en sûreté.

Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté du cercle, le ciel s’était éclairci, ce que le photographe ne pensait pas à l’avantage de son camp. Les partisans risquaient de voir à quoi ils avaient affaire. Ils n’en seraient pas moins contraints de longer l’ossuaire, soit contre la paroi du ravin, comme les explorateurs, soit près du ruisseau – dans un cas comme dans l’autre, ils formeraient des cibles plus faciles.

« Mettez-vous en ligne juste derrière ces arbres, là, ordonna le broussard. Rechargez vos armes ou préparez vos munitions. Tirez sur tous ceux qui essaient de contourner le nid, mais attendez qu’ils soient bien en vue. »

Les partisans étaient cependant trop pris par la chasse pour prêter attention au terrain. Guilford les examina avec attention lorsqu’ils jaillirent de la brume traînante pour s’engager dans ce qui leur apparaissait sans doute comme un banc de roche ou un carré de mousse. Il en compta sept dès l’abord, armés de fusils militaires quoique ne portant pas l’uniforme, simplement de hautes bottes et des chapeaux mous. Ils souriaient, confiants.

D’ailleurs, leurs bottes les protégèrent – un instant. L’homme de tête avait peut-être franchi les trois quarts du coin de terre meuble quand, baissant la tête, il découvrit ce qui lui recouvrait les jambes. Son rictus s’effaça, ses yeux s’agrandirent, tandis qu’il comprenait. Il fit demi-tour mais ne put s’enfuir ; les insectes tenaces, accrochés les uns aux autres, formaient des cordes vaguement poilues qui lui immobilisaient les jambes tout en le tirant vers le sol.

Perdant l’équilibre, il tomba dans un hurlement. La colonie fut aussitôt sur lui, linceul bouillonnant, et sur plusieurs de ses compagnons, dont les cris ne tardèrent pas à noyer les siens.

« Tirez sur les derniers. Maintenant », lança Tom Compton.

Guilford fit feu aussi souvent que les autres, mais le fusil du broussard se révéla le plus précis. Trois autres partisans s’écroulèrent ; les survivants s’enfuirent pour échapper aux cris.

Heureusement, les clameurs s’interrompirent bientôt. Le corps de l’homme de tête, rigidifié par le poison, pointait encore vers le ciel telle la proue d’un navire s’abîmant dans les flots. Un os brilla brièvement à travers la masse noire, puis le cadavre entier disparut sous la terre meuble bouillonnante.

Guilford restait pétrifié. Les partisans allaient devenir partie du cercle d’ossements. Combien de temps s’écoulerait-il avant que leurs crânes et leurs côtes ne fussent rejetés tel du corail brisé sur une plage ? Des heures, des jours ? Il avait envie de vomir.

« Guilford », murmura Keck d’un ton pressant.

La cuisse du scientifique saignait d’abondance. Il vaudrait mieux poser un bandage, songea le jeune homme. Étancher le sang. Où est la trousse de premiers secours ?

Mais Keck avait bien d’autres préoccupations.

« Guilford ! » Il grimaçait, les yeux écarquillés. « Votre jambe ! »

Quelque chose y grimpait.

Peut-être un partisan, en se débattant, avait-il projeté l’insecte hors du nid. Il dépassa la botte du photographe sans lui laisser le temps de réagir puis planta les mandibules dans le tissu de son pantalon.

Guilford eut un hoquet, vacilla. Keck l’attrapa par les aisselles, puis écrasa d’un coup de talon l’insecte que Sullivan venait de balayer avec la crosse de son pistolet.

« Nom d’un chien », lâcha Guilford, très calme.

Le venin atteignit alors une artère, y versant sa dose de feu hypodermique. Le jeune homme ferma les yeux et s’évanouit.

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